14-18 : des regards croisés, l’Histoire incarnée
L’échange épistolaire entre les poilus et leurs proches notamment a inspiré le projet “Regards croisés-Histoire partagée” du réseau d’éducation prioritaire Ouest — collège Pablo-Picasso, écoles élémentaires Jean-Jaurès, Marcel-David, Paul-Vaillant-Couturier — et de la Maison des écrits, de la direction des affaires culturelles de la Ville, en partenariat avec la bibliothèque La Ponatière, les archives municipales, le Centre du graphisme. Tout au long de l’année scolaire, neuf classes de troisième et de CM1/2 ont abordé la Grande Guerre, tant ses enjeux, ses dimensions historiques, que ses profondeurs humaines.
“Avec mes collègues, nous cherchions un projet fédérateur pour créer du lien entre le collège et les écoles élémentaires du secteur. L’actualité de la Première Guerre mondiale et du centenaire de 1918 en particulier s’est rapidement imposée”, dit Maryline Bouisseren, la coordinatrice du REP Ouest. “L’objectif était d’aborder les enjeux de ce conflit, de s’interroger sur ce qu’est une culture de paix, de favoriser une approche plus incarnée de l’Histoire et des échos qu’elle trouve aujourd’hui à travers diverses pratiques artistiques. Il y a eu une riche mobilisation des enseignantes”, résume Marie Lorenzin, responsable de la Maison des écrits.
Correspondance collective
Un cycle d’ateliers — plus de soixante séances au total — a été proposé. Outre un travail en classes sur la période, les élèves ont élaboré en ateliers d’écriture des personnages masculins et féminins, d’âges différents, adultes et enfants, poilus, pacifistes, insurgés ou soldats issus des colonies, leur imaginant une vie, un destin, des liens de parenté ou d’amitié, leur créant même une carte d’identité, afin de rendre concret le conflit et surtout de l’appréhender sous différents points de vue. Ils ont ensuite écrit des lettres croisant les personnages, les unes répondant aux autres. Ce matériau a abouti aussi à des textes poétiques. “On a nourri leurs perceptions, leurs réflexions, travaillé à partir d’images d’archives de guerre ou de la vie quotidienne à l’arrière du front, explique Audrey Sevellec, intervenante de la Maison des écrits. Un inducteur lançait chaque atelier, la lecture d’un texte littéraire, un extrait du film d’animation «Lettres de femmes», l’interprétation de la chanson «La butte rouge»… Les ateliers d’écriture étaient denses, on a beaucoup échangé, en prenant soin que chaque élève écrive sa part des récits et donne corps à cette correspondance collective.”
Un beau défi
Des ateliers de mise en voix des textes ont suivi, notamment dans la perspective de la valorisation scénique au Cinéthéâtre La Ponatière, orchestrée par Karen Capoccioni, intervenante de la Maison des écrits. “L’idée est d’incarner le texte, de trouver la bonne émotion. Les exercices techniques participent de l’intelligence, de la couleur, de l’entendement et de la transmission de l’écrit, dans un rapport au corps, à l’espace, un climat de confiance à l’autre. La scène, ce n’est pas anodin. Les élèves ont relevé un beau défi en allant chercher dans leurs ressources intérieures pour offrir une part d’eux-mêmes au public. C’est compliqué et courageux de s’exposer à cet âge-là !” Le graphiste Mikk Blanc, intervenant du Centre du graphisme, a complété le dispositif par des ateliers de pratique artistique autour du thème de la paix.
Pour Murielle Pachiaudi, professeure documentaliste au collège Pablo-Picasso, “ce projet crée de la cohésion en sortant du cadre scolaire conventionnel. Au-delà de ses finalités pédagogiques, des connaissances acquises, de l’apprentissage du travail en groupe, du croisement des idées autrement que par les mots, “il apporte quelque chose de l’ordre du vivre ensemble, une interdépendance dans l’écoute et le respect de la parole d’autrui. Chacun compte sur les autres ! C’est une manière aussi de vivre l’école différemment en lâchant sa créativité… Les élèves ne mesurent pas forcément sur l’instant la pluralité des approches, les compétences exercées, mais elles leur serviront”. Le travail de mémoire comme la prise de conscience des événements historiques “s’inscrivent ainsi dans l’échange, ici et maintenant, au cœur de leur présent, de leur classe, de leur ville et de leur quartier”.
Des points de vue nuancés
Un projet “pile-poil dans le programme des CM2 et ma pratique pédagogique, c’est cohérent”, renchérit Carole Charlot, professeure à l’école élémentaire Vaillant-Couturier. “Les textes des élèves sont forts. On a travaillé les ressentis parfois au travers de parcours familiaux. J’ai demandé à des parents — qui ont tout de suite adhéré — qu’ils traduisent des textes dans des langues diverses, le turc, le portugais, l’espagnol, l’italien, l’arabe, l’anglais. Les enfants ont plongé dans le projet, certains se sont révélés, tous sont fiers d’avoir à se produire sur scène, entre autres d’avoir à montrer leur travail aux collégiens de troisième. C’est une belle fin d’année !”
Maryline Bouisseren complète : “Ce qu’on note, c’est l’engagement des classes au travers d’une variété de langages : oralité, écriture, créations graphiques… L’appropriation d’événements qui leur paraissent lointains dans des dimensions à la fois historique, pédagogique et citoyenne, était un objectif essentiel, tout en amenant les élèves à des points d’aspérité, à différents avis.” La paix n’est pas forcément toute rose, la victoire peut être amère du point de vue des origines, d’une histoire politique, d’un vécu familial. “Lorsqu’on quitte les stéréotypes ou le consensuel, des résistances s’expriment. On a vu à quel point les élèves de troisième particulièrement ont compris l’importance d’une opinion personnelle nuancée.”
JFL